L’intégration n’est pas toujours souhaitable ni possible au niveau stratégique
Le mot « intégration » est depuis plusieurs années l’expression valise de la pensée stratégique. Or, comme tous les mots élastiques, ils portent en leur sein un péril, celui de la disparition de la nuance. Rien qu’au niveau stratégique, l’intégration peut en effet être interprétée d’au moins trois manières différentes, qui sont toutes problématiques pour la dissuasion nucléaire française.
Premièrement, l’intégration de tous les outils concourant à la dissuasion générale va de pair avec le risque de dilution du rôle des armes nucléaires dans la grande stratégie. Comme indiqué précédemment, la dissuasion nucléaire est une fonction permanente qui ne peut souffrir d’aucun échec dans la mesure où elle est garante de la protection de nos intérêts vitaux. En revanche, celle-ci peut être contournée « par le bas » et l’on ne parvient pas toujours à décourager nos compétiteurs d’entreprendre des actions qui ne nous sont pas favorables, en particulier lorsque les enjeux sont limités. En intégrant les deux dans la même formule, comment s’assurer que les échecs réguliers de la petite dissuasion face à des conflits hybrides ou à d’autres formes limitées de conflit, ne compromettent pas la crédibilité de la grande dissuasion dans l’esprit de l’adversaire ? Le risque est particulièrement réel si l’on considère que la dissuasion intégrée vise à donner aux États-Unis la capacité de dissuader tout type d’action hostile, qu’elle soit cinétique ou non cinétique, indirecte ou directe, et qu’elle vise les États-Unis eux-mêmes, leurs alliés ou autres partenaires. L’ambition de la tâche s’accompagne nécessairement d’un plus grand risque d’échec dans la mesure où il est impossible de tout dissuader.
L’agression militaire non provoquée et injustifiée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine offre un cas d’étude intéressant : du point de vue de l’OTAN, il est raisonnable de dire que la dissuasion nucléaire a fonctionné, puisque la Russie s’est abstenue d’attaquer les pays de l’Alliance atlantique, même lorsque que ces derniers ont mis en place des centres logistiques et de formation dans les pays limitrophes de l’Ukraine pour la soutenir militairement. Inversement, il ne fait aucun doute que l’Occident n’a pas réussi à dissuader la Russie d’attaquer l’Ukraine, nonobstant leurs avertissements répétés vers le Kremlin. Or, de nombreux observateurs ont fait l’amalgame en affirmant que c’était la dissuasion générale qui avait échoué, remettant en cause la pertinence de la dissuasion nucléaire. Au final, la singularité des armes nucléaires dans l’exercice de la grande dissuasion mérite probablement une approche distincte et plus spécifique en matière de signalement stratégique.
Deuxièmement, le concept de dissuasion intégrée peut être confondu avec la volonté d’établir un continuum entre le conventionnel et le nucléaire, idée que la France rejette totalement (et que les États-Unis eux-mêmes ne défendent pas nécessairement comme nous le verrons plus bas). En effet, la dissuasion nucléaire française vise à prévenir une guerre majeure, et non à gagner une bataille nucléaire, Paris étant convaincu que l’utilisation de l’arme nucléaire changerait inévitablement la nature d’un conflit. Pour cette raison, il n’existe pas de définition claire de ce que sont les intérêts vitaux de la France, étant donné que la politique déclaratoire en matière de nucléaire répond à une dialectique de signaux et d’incertitudes : fixer une ligne rouge peut être interprété comme un « feu vert » à tout type d’agression qui resterait en deçà de ce seuil. Un certain degré d’ambiguïté contribue au contraire à l’efficacité de la dissuasion en compliquant les calculs de tout adversaire potentiel qui tenterait d’agir « en dessous du seuil ». De manière imagée, la France privilégie un dégradé de rouge plutôt qu’une ligne écarlate, l’idée étant de semer le doute dans le cerveau de l’adversaire, pas dans celui de nos décideurs.
Enfin, une véritable intégration au niveau stratégique entre les Alliés (même proches) demeure « plus une aspiration qu’une réalité », comme le soulignent Pettyjohn et Wasser elles-mêmes dans leur rapport. En effet, deux pays peuvent partager des valeurs sans que les intérêts soient systématiquement alignés. Or, l’intégration stratégique entre deux alliés peut soulever des problèmes d’intrication, qui entraînerait l’un des acteurs dans une direction non conforme à ses propres intérêts. Dès lors que la « définition précise de l’intérêt vital relève de la seule responsabilité du Président, en fonction des circonstances », il serait naïf de penser un instant que la dissuasion nucléaire française puisse ainsi être intégrée à la stratégie américaine en toutes circonstances. Historiquement, la dissuasion nucléaire française s’est même construite sur les doutes qui habitaient sur la crédibilité en toutes circonstances de la dissuasion élargie américaine. Quand bien même cela serait possible, il n’est pas acquis qu’un tel niveau d’intégration augmenterait en outre les effets dissuasifs vis-à-vis de nos adversaires communs. Au sein de l’OTAN, par exemple, les forces nucléaires stratégiques indépendantes françaises ont un rôle dissuasif propre et contribuent de manière significative à la sécurité globale de l’Alliance en compliquant les calculs des adversaires potentiels, comme cela a été reconnu depuis le sommet de l’OTAN à Ottawa en 1974. En rendant l’exercice moins lisible pour l’adversaire, une forme de désintégration des postures de dissuasion nucléaire des différents pays du P3 peut ainsi avoir des effets bénéfiques sur l’ambition commune de dissuader toute agression nucléaire à leur encontre.